Studio Blumenfeld

New York, 1941-1960
16 06 ... 23 09 2012

 
 

C’est aux Etats-Unis, après-guerre, dans un contexte de croissance, d’effervescence d’une presse en plein essor, que l’activité d’Erwin Blumenfeld (1897-1969) se déploie, enjouée, inventive et personnelle. Vogue , Harper’s Bazaar , Collier’s , Cosmopolitan , Life , Look , tous les grands magazines de mode américains vont faire appel pendant plus de 15 ans au photographe, qu’Alexandre Liberman qualifie, admiratif, de "plus graphique et le plus enraciné dans les beaux-arts" .

Pour cette exposition, les plans-films du photographe, majoritairement dégradés soixante ans après, ont été restaurés par le laboratoire du musée Nicéphore Niépce. Pour redonner aux images leurs couleurs d’origine, un travail de reconstitution numérique des couleurs a été effectué.
Composée de près de cent tirages modernes, d’extraits de presse originaux et de tirages vintage noir et blanc, l’exposition montrera la réalité méconnue de ce fonds d’atelier photographique de mode et de publicité.

Trois ans après son arrivée à New York, Erwin Blumenfeld (1897-1969) est en 1944, le photographe le plus célèbre de sa profession. D’après le New York Times , il est le "grand leader de la photographie imaginative", et le mieux payé ! Cette réussite apparemment exemplaire prouve, s’il en est nécessaire, que la photographie d’après-guerre alliait création et contraintes économiques.
Cette notoriété américaine, Erwin Blumenfeld la doit à ses photographies de mode et publicitaires, qu’il réalise à New York pendant les années 1940-1960, dans son studio situé au 222 Central Park South, mais aussi à son image d’européen cultivé : cette manière si particulière de doter la photographie de "capacités d’absorption et d’amour de l’art" (Harper’s Bazaar , 1941).

Si la biographie européenne d’Erwin Blumenfeld est connue - l’errance d’un créateur, juif berlinois d’origine, son séjour à Amsterdam (1930), son expérience fondatrice des avant-gardes parisiennes - , on sait peu de choses sur la période américaine et les activités de l’atelier new-yorkais.

Contrairement à l’idée reçue, c’est dès 1936 qu’il se lance dans la photographie de mode. Après sa fuite de la France occupée (1941) et son installation américaine, la mode va devenir son activité professionnelle principale. Il est aussitôt engagé par Harper’s Bazaar , avant d’entamer une longue collaboration avec Vogue.
Cette période marque une rupture indéniable dans la carrière d’Erwin Blumenfeld, contraint pour un temps de brider ses élans créatifs. Le photographe européen, proche des avant-gardes, en quête d’une exploration du medium, prend la posture du professionnel de studio soumis à la commande et aux objectifs commerciaux. Autre réalité de la prise de vue, désormais une séance nécessite entre 10 et 40 expositions différentes, à la chambre 20 x 25, un dispositif subtil d’éclairages, de maquillage, de décors, d’accessoires, qu’Erwin Blumenfeld contrôle et met en place lui-même.

Tiraillé entre son désir de s’exprimer en tant qu’artiste et la réalité économique, Erwin Blumenfeld dit cependant être persuadé de pouvoir faire entrer "l’art en contrebande" dans le commerce. Les relations de confiance nouées avant-guerre avec les directeurs artistiques du magazine Vu , Alexandre Brodovitch et Alexandre Liberman, vont lui laisser cependant quelques espaces de liberté et de création. Ce qui n’est pas si simple quand produits de beauté, vêtements, et accessoires, constituent l’ordinaire de la production du studio.

La photographie de mode est en plein essor et les magazines prospèrent dans une Amérique enrichie par l’économie de guerre et affichant fièrement ses valeurs. Les budgets publicitaires, le nombre de commandes et le niveau de rémunération des photographes augmentent de concert. Mais, insatisfait, orgueilleux et quelque peu sarcastique, Erwin Blumenfeld s’empare de la pauvreté du cahier des charges pour mieux la dynamiter par de multiples références. Il n’hésite pas à puiser dans son stock d’images fétiches, dans l’histoire de l’art, dans les nouveautés techniques, pour mieux masquer la banalité du produit. Il sait aussi plus simplement s’appuyer sur ses qualités graphiques, sur son intérêt pour la forme vestimentaire, et sur sa fascination pour le corps féminin pour rendre compte non seulement d’une texture ou d’une coupe mais aussi des potentialités géométriques et colorées de la mode féminine.

Mais bien que cette période américaine ait fait la réputation d’Erwin Blumenfeld, elle s’avère finalement paradoxale, nostalgique et gaie, féconde et répétitive, inventive et madrée ! Elle restera avant tout dans l’œuvre comme le moment de la découverte, de la fascination et de la mise en valeur de la couleur. Intrigué, attiré par ce nouveau langage, encouragé par Vogue , Erwin Blumenfeld va rapidement jouer avec le Kodachrome. Il trouve là le moyen de citer les grands peintres, ses références, Manet, Vermeer… Provocateur aussi, il se plait à prendre le contre-pied des conventions par des mises en scène d’un kitsh provocateur, en faisant le choix de couleurs inattendues, aux limites du bon goût, participant à fonder par cette transgression, l’identité colorée de son pays d’adoption.

 
 
 
 
 
 
 
 

"Berlin, Amsterdam, Paris, l’Europe fut un renoncement, une blessure jamais cicatrisée. Voici un cas singulier : un photographe  qui ne souhaite pas se retourner sur cette vieille Europe, coupable d’avoir trahi ses idéaux d’humanisme et de beauté, et qui souffre d’un mal incurable, l’inculture et le « synchronisme » américain. Lui qui a cru aux vertus de l’art, aux avant-gardes, n’a plus d’autre ambition que d’étouffer cette trivialité quotidienne. E. Blumenfeld parsème alors ses kodachromes et ses Ektachromes de notes, de rappels constants à un passé qu’il ne peut enfouir, dont il ne peut se séparer. Rien de nouveau depuis le départ forcé de France, l’esthétique reste la même : solide et nuancée, un peu charmeuse mais toujours précise. Il accorde ses deux voies, modernité et classicisme, c'est-à-dire jeu et rigueur. L’audace des poses et des cadrages s’accommode de la sobriété de la composition. Finalement, l’objet même de la commande, le vêtement, il s’en moque. Il détourne cet objet. Voilà le plaisir. Et pour cela, nul effort n’est jamais vain dans ce studio. Le souci d’échapper au quotidien morne et gris, sans intérêt aucun, traverse la photographie. Il faut se départir de l’odeur du réel, de ses apparences, de ses pièges. Seule la conjonction de la volonté et de la libido, unis dans l’art peuvent nous épargner la monotonie et la bassesse des sentiments. La joie de la couleur est fille de l’exigence. Une exigence qui n’eut de cesse de croître pour une image qui ne pouvait souffrir d’aucune faiblesse, au risque de la stérilité."

François Cheval
Extrait de la préface du livre édité à l’occasion de l’exposition :
« Blumenfeld Studio, Couleur, New York, 1941-1960 », Steidl, 2012