Baptiste Rabichon, Pièces
14 octobre 2023 ... 21 janvier 2024
inauguration : vendredi 13 octobre à 18h
Le travail de Baptiste Rabichon [né en 1987] est empreint de traces du présent, de vestiges des fantasmagories de l’enfance, autant que de références à l’histoire de l’art, au cinéma, ou aux jeux vidéo. L’artiste use des capacités de la photographie à rendre compte d’une expérience vécue, comme à s’extraire de la réalité. Il oscille en permanence entre prélèvement du réel et interprétation.
Baptiste Rabichon compose ses images à partir de matières premières constituées de prises de vues à la chambre photographique, comme au Smartphone...], de peintures, ou de dessins... Dans son atelier, au laboratoire, il expérimente et combine de multiples processus : prises de vues et tirages analogiques, projections à l’agrandisseur, photogrammes, photographies digitales, collages numériques, etc. Différentes temporalités se retrouvent ainsi entrecroisées sur le tirage, telles des strates de mémoire, des réminiscences sensorielles qui s’entrechoqueraient avec le moment présent. Le regard du spectateur se confronte à l’inversion des valeurs, au bouleversement des perspectives, au changement d’échelle, à la fascination de l’auteur pour l’infiniment grand.
Baptiste Rabichon crée des univers fictionnels qui nous parlent pourtant du monde dans lequel nous vivons. Il nous met face à notre rapport compulsif et obsessionnel à l’image. Selon ses propres termes, il s’agit d’« expériences contradictoires du monde, l’une remplie de durées, d’instants, de souvenirs et de projections, l’autre immédiate et primitive » qui se combineraient sous ses mains dans le noir du laboratoire.
L’exposition propose une découverte des derniers travaux de cet artiste prolifique.
XXe siècle, [2020-2021]
Depuis le paléolithique, avec les parois pour toile de fond, l’homme préhistorique a produit des signes : traits, points, formes abstraites, animaux, mais aussi contours et silhouettes humaines dans un corps à corps avec la roche. Baptiste Rabichon avec la série XXe siècle nous met face cette obsession de l’humain pour les images. Grâce à la photographie, mais sans l’intermédiaire d’un appareil, l’artiste produit à son tour une multitude de traces, notamment celle de son propre passage. Il applique tout d’abord de la peinture sur une plaque de verre. Cette matière première, soufflée, étalée à même la main, est ensuite projetée à l’agrandisseur sur le papier photographique. Baptiste Rabichon s’enfonce alors dans l’obscurité du laboratoire et tout va se jouer par son geste dans le noir. Il mêle à ces premières traces de nouvelles empreintes sur la surface sensible : photogramme de son propre corps projeté, chimigramme de son bras, etc. Différentes temporalités s’entrecroisent sur le tirage telles des strates de mémoire, et Baptiste Rabichon, tel un inventeur de grottes, diffuse ces nouvelles « images-parois ».
Manhattan Papers [2021]
En imprimant des dizaines de photographies de New York en couleurs négatives, assemblées ensuite en petites maquettes, puis re-photographiées en studio sur film positif couleur, avant d’être tirées sur papier négatif couleur ; Baptiste Rabichon obtient des images étranges, où positif et négatif s’entremêlent. D’étranges scènes où le décor [maquettes en papier] semble plus « réaliste » que ce qui l’habite [objets, modèle vivant…]. C’est à travers le prisme de cette friction où image et réalité paraissent se confondre qu’il s’attelle à construire de nouvelles images possibles de New York, ville du XXe siècle par excellence. S’y côtoient aussi bien l’image qu’il s’en est fait par le cinéma, la photographie, la littérature, la musique [mises en scène faisant référence plus ou moins explicitement à des films comme King Kong et Metropolis ou au travail de Berenice Abbott par exemple] que ce qu’il en a réellement rapporté [les décors sont intégralement construits avec des photographies prises sur place lors des séjours que Baptiste Rabichon a pu faire à Manhattan]. Ou comment, à travers cette nouvelle technique photographique [qu’il a mise au point pour pallier la disparition du célèbre papier Cibachrome], tenter, dans une histoire aussi vaste que celle de la photographie new-yorkaise, d’inscrire un nouveau travail sur cette ville si fantasmée, à la fois réelle et image d’elle-même.
Lost Levels [2020-2021]
Bien avant que des personnages en 3D n’interagissent dans des univers virtuels aux décors et paysages photo-réalistes, le jeu vidéo était fait de pixels. Avec Lost Levels , Baptiste Rabichon fait ressurgir ce passé. Il replonge dans les jeux de son enfance, prélève des fragments d’images de l’ère des consoles en 8 et en 16 bits, puis recompose des tableaux : de nouveaux mondes. Dans cet étrange terrain de jeu, fait de collages numériques, on suit le scénario, on passe les niveaux. Cette mission demande beaucoup d’observation. Il faut s’attarder sur une multitude de détails pour découvrir un nouveau système solaire, passer un labyrinthe sous-marin, explorer les différents étages d’une maison qui peut nous rendre fou. Alors parmi le lit à baldaquin, le poulpe, La Grande Odalisque, l’armure de samouraï, la cabine téléphonique, saurez-vous trouver la porte d’entrée pour la Warp Zone , cette zone de distorsion qui vous permettra de vous téléporter entre les niveaux ? Et si vos doigts ne vous font pas encore trop mal de marteler les boutons de la manette, vous arrivez peut-être jusqu’à cette ville tentaculaire inhabitée… ou pas tout à fait. Car ces mondes ludiques sont tous habités d’un petit personnage que vous pourrez rencontrer sur votre chemin. Il s’agit de l’artiste [parfois accompagné] qui s’est mis en scène et incrusté dans les images. « J’ai commencé cette série pendant le premier confinement, enfermé dans 15 m2. J’étais angoissé par cette pandémie et j’ai passé mes journées sur l’ordinateur, complètement perdu dans la virtualité. En fin de compte, tu te dis que le monde n’est qu’information et que tu n’es toi-même qu’un petit morceau de code dans une grande bouillie de données. » You Win! Direction le paradis du pixel! Game Over
Vues d’artiste [2022]
À l’heure où le télescope James Webb nous fait parvenir des images d’étoiles dans une définition inédite, Baptiste Rabichon nous propose sa propre vision du Cosmos. En hommage aux illustrations d’objets, d’êtres ou de phénomènes dont on ne dispose pas de représentations photographiques et qui accompagnent souvent les articles de vulgarisation scientifique, il nomme ce travail Vues d’artiste . L’artiste nous propulse dans un univers fantasmé, peuplé d’astres et de paysages insolites, résultant d’une étrange alchimie entre le dessin et processus photographique. Sur de petites feuilles de calque, Baptiste Rabichon dessine des sphères, des points, des taches… Ces esquisses transparentes il les dispose ensuite, dans l’obscurité totale, sur du papier photosensible avant d’enclencher la lumière ; Fiat lux – Que la lumière soit . Et la lumière, traversant le calque, crée la nuit. Un authentique noir photographique qui vient englober le dessin, transformant ainsi chaque sphère, point, tache, en autant de planètes, d’étoiles et de galaxies. Par la rencontre du dessin et du photogramme, naissent ces petits univers, que Baptiste Rabichon fabrique autant qu’il les regarde apparaître, se rappelant sans cesse qu’image est l’anagramme de magie.
Blue Screen of Death [2021-2022]
L’écran bleu de la mort est le surnom donné à l’affichage d’arrêt d’urgence émis par Windows. Erreur fatale : l’écran devient alors intégralement bleu. Ce sobriquet donné depuis les années 1980 au plantage d’un ordinateur, semble une étrange prémonition de l’envahissement des écrans dans nos vies, et notamment aujourd’hui de l’omniprésence des smartphones. Dans les mains ou à l’oreille de la majorité des gens que nous croisons, sur les tables des restaurants, accrochés aux pare-brises des voitures, en reproductions géantes sur les façades des monuments, sur le plan de travail pendant la préparation du dîner et souvent, jusque dans notre lit ; il est impossible d’échapper à ces petits rectangles noirs… Qui n’a pas déjà, dans les transports en commun, ressenti une vague angoisse devant le spectacle de tout un wagon silencieux et hypnotisé par la lueur bleutée de son terminal ? Dans Blue Screen of Death l’outil critiqué est le producteur direct de l’oeuvre. Baptiste Rabichon réalise des photogrammes à double exposition, celle de l’agrandisseur imprimant l’ombre des objets cachant sa lumière et celle du téléphone s’exposant lui-même par contact direct. Dans un répertoire d’objets du quotidien en tous genres, vient s’inviter un étrange intrus : un smartphone déversant le contenu de son écran sur le papier photosensible. Notification des derniers chiffres du COVID, vidéo d’un chaton jouant de la flûte, Candy Crush, Tinder, selfie, chaque oeuvre est parasitée, contaminée, par le flux de l’écran, comme l’est déjà chaque instant de notre vie.
Verbatim [2023]
Baptiste Rabichon affectionne les rencontres incongrues entre analogique et digital. Dans Verbatim , il nous en livre l’une des plus simples, mais aussi l’une des plus troublantes. Consistant, à première vue, en de banales photographies réalisées au smartphone, les oeuvres laissent apercevoir, quand on s’en approche, des milliers de petits points colorés. Cette trame, qui rappelle l’impression offset ou la sérigraphie, n’est autre que le réseau de diodes composant l’écran du smartphone producteur de l’oeuvre en question. Mais une observation encore plus fine permet de déceler des irrégularités. C’est que l’artiste, sans se soucier des traces de doigts, poussières ou autres saletés, place directement son téléphone allumé dans un agrandisseur photographique devant lequel il dispose une feuille de papier photosensible. La lumière de l’écran traverse l’optique et insole directement le papier photosensible de l’image qu’il diffuse. Verbatim est réalisée dans l’urgence. Cette rencontre entre deux ères photographiques ne sera bientôt plus possible en raison de l’inéluctable disparition de la photographie analogique couleur. Mais renversant l’habituelle nostalgie associée à l’argentique, l’artiste nous propose au contraire une réflexion sur la fragilité de nos vignettes digitales. La photographie numérique est un texte décodé puis transcrit en image par les logiciels de nos ordinateurs et téléphones portables — le titre de la série Verbatim fait d’ailleurs écho à cette retranscription. Que restera-t-il dans quelques décennies des milliards d’images prises quotidiennement durant les premières années du XXIe siècle ? Toutes ces photographies fugaces, vues d’atelier, selfies, portraits de sa compagne, notes visuelles, Baptiste Rabichon par sa technique d’agrandissement argentique, les transforme en tableaux. Quelque chose de classique s’en dégage.
Mother’s Rooms [2022]
Avec l’arrivée de l’automatisation de la photographie et encore plus avec l’avènement du numérique, nous avons oublié que la photographie était affaire d’inversion. À l’origine, l’image qui se forme dans la chambre noire est transposée géométriquement : la gauche est à droite, et le haut est en bas. C’est par ce glissement spatial que Baptiste Rabichon cherche dans son travail à brouiller le rapport entre espace réel et espace imaginaire. Lors de ses rêveries d’enfant, l’artiste allongé son lit, la tête à l’envers, les yeux fixés au plafond, renverse son regard. En contrariant les contraires, une dimension alternative se développe en miroir du monde de départ, en dehors de l’espace et du temps. Se remémorant ces instants oniriques avec sa mère, il décide de revenir aux origines de la photographie, au point de vue, et d’utiliser la chambre photographique. Perché sur un escabeau, il place son appareil au ras du plafond, enregistre des lieux très intimes, familiaux. Gardant l’inversion de l’image d’origine, les luminaires sont ancrés au sol, les ampoules flottent tels des ballons de baudruche. Tous les éléments constitutifs de ces espaces viennent braver les codes de ce que l’on connaît. L’observation de ces images nous place à l’intersection de la mémoire et de l’imagination et nous rappelle que « toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants ».
Pièces [2023]
Pièces est un ensemble au sein duquel chaque oeuvre est différente de l’autre, mais forme un tout. Tel un mathématicien créateur de figures impossibles, Baptiste Rabichon poursuit ses recherches autour de la notion d’espaces complexes, fictifs, ou artificiels dans lesquels un personnage cherche son chemin. Il nous en livre ici le premier extrait, une œuvre au titre éponyme de l’exposition, qui prend pour thème les Échecs. Juxtaposant de multiples vues, créations graphiques par ordinateur et photogrammes, l’artiste suscite notre étonnement et offre à notre perception toute la symbolique de ce jeu. Noir / Blanc, Couleur / Monochrome, Positif / Négatif, Argentique / Numérique, Petit / Grand, Masculin / Féminin : autant de dualités, de couples d’opposés complémentaires et indissociables, qui sous-tendent l’unité. Le compte-rendu précis et réel d’une partie du « plus noble des jeux » ne serait-il pas alors, comme dans les romans de chevalerie, une métaphore de l’amour ?
Commissariat de l’exposition :
Emmanuelle Vieillard,
musée Nicéphore Niépce
Scénographie, montage :
équipe du musée Nicéphore Niépce
Le musée remercie
les prêteurs sans qui l’exposition
n’aurait pu avoir lieu :
Galerie Reuter Bausch — Luxembourg,
Galerie Binome — Paris,
Galerie Paris B — Paris,
Villa Vauban, musée d’Art
de la Ville de Luxembourg,
Collection privée