Charles Fréger
Uniforme(s)
15 06 ... 15 09 2013

 

Uniformes militaires, bleus de travail, combinaisons de patineuses ou costumes d’apparat constituent pour Charles Fréger le fondement de son travail photographique. Le strict protocole qu’il s’est fixé pour la réalisation de ses séries de portraits dépasse cependant largement la simple notion d’inventaire. Le caractère a priori documentaire est trompeur. Nous sommes face à des portraits psychologiques, où chacun affirme son appartenance à un corps social au travers de son uniforme.

Le musée Nicéphore Niépce soutient Charles Fréger depuis plusieurs années et lui consacre ici sa première grande rétrospective regroupant plus d’une centaine d’images.

Année après année, compulsivement, l’obsession persiste. Maintes expositions, accompagnées de catalogues et de livres conséquents, se sont succédées, et Charles Fréger nous offre étonnamment une série inédite et toujours plus insolite. Enrichis des connaissances de la sociologie et de l’anthropologie, nous pensions tout savoir des humains et de leur goût immodéré pour l’apparat et les accoutrements de toutes sortes. Et puis, avec Wilder Mann, rassemblement extravagant d’hommes nés avant l’invention de Dieu, le photographe nous a assuré de la folie de l’humanité dont l’instruction restera sans fin.

Cela a quelque chose à voir avec l’inventaire ou y ressemble. Mais il faudrait pour fonder un catalogue raisonné que l’auteur ait recours à une méthode typologique. Est-ce vraiment le cas ? Peut-on vraiment isoler des facteurs prédominants dans chaque série ? Autrement dit le port de l’uniforme fait-il l’homme ?

Les images sont trop complexes pour que la réalité soit simplifiée à ce point. Charles Fréger observe et nous met, au plus près, face à des phénomènes réels. Il nous livre ses considérations. L’entreprise se caractérise par la volonté de baliser tous les problèmes de la prise de vue grâce à une grille technique. Elle détermine aussi une méthode concrète visant à dégager les caractères de chaque groupe étudié. Paradoxalement, l’idée d’une typologie s’effondre car l’exercice de cette photographie ne recherche ni cause, ni explicitation de l’homme réel, concret.

Les sciences humaines ont peut-être établi un lien logique entre sumotoris japonais, patineuses synchronisées finlandaises, légionnaires « français » et Royal Highlanders. Le sentiment d’appartenance au groupe, la solidarité entre classes d’âge ou les rites d’intégration n’ont pas échappé à l’analyse « scientifique ». Très différent est le point de vue de Charles Fréger. Pour ce dernier, les séries photographiques composent, suite après suite, un discours cohérent, un fil conducteur dans la déraison du corps et du social.

Chaque épisode est un fait singulier construit en fonction du dispositif du photographe. En cela, nous sommes loin d’une simple saisie photographique, mais proche d’un niveau zéro de la description. Charles Fréger s’est vu lutteur de sumo, il a patiné à Helsinki, il s’est engagé et a boutonné ses guêtres.
En faisant abstraction du spectacle de ces défilés d’hommes en uniformes, de l’aspect cérémoniel des situations, nous nous apercevons que le seul événement réel est un regroupement factice, un rituel privé à l’usage exclusif du photographe. Laissons-donc de côté les références à August Sander, à la photographie allemande, à la Nouvelle Objectivité, aux références sérielles et penchons-nous sur le fonds de cette affaire, les obsessions du photographe.

Charles Fréger accentue unilatéralement le point de vue, il enchaîne une multitude de phénomènes isolés dont la finalité est avant tout esthétique. L’homme n’est pas formaliste, mais il est le premier fasciné par la scène qu’il organise. Les fonds sont primordiaux. Ils n’ont pas uniquement pour fonction de mettre en avant le modèle, ils installent l’idée d’une iconographie luxueuse, un recueil de chromos précieusement conservés. On pourrait le lui reprocher. Mais trop respectueux du spectateur, il lui livre un flux d’informations, de textes et de références cultivées. Ce surplus de mots n’éclaire en rien le propos si ce n’est l’aveu émerveillé et envoûté pour ces tableaux constitués de postures et de temps révolus.

Il subsiste des territoires où l'homme s’est trouvé et a gagné en harmonie et en perfection. Ce monde rejette l’ombre et se donne aussitôt sans retenue. Est-ce à dire qu’on ne trouverait pas de l’imparfait et du bizarre dans ces portraits d’humains ? La dramaturgie perfectionniste du photographe procure une satisfaction immédiate. Chacun trouve un plaisir évident à la géométrie, au brillant et à la palette des couleurs. Illusion que cette résolution des tensions et des contradictions du monde, artifice d’un lieu sans rugosité !  L'anxiété  se lit sur tous ces visages. On entrevoit un danger immanent, une attente que l’organisation parfaite de la seconde peau serait seule en mesure de contrarier.

Entre le photographe et ses modèles, il existe une communauté de sentiments, de sensations et de craintes. Le photographe appréhende le manque ou la défaillance, avec pour conséquence le vide créatif. Voilà pourquoi il traque ses semblables et leurs formes accomplies. Photographe despotique, il s’imagine à la tête de la « Garde Fréger ». Avec sa machine photographique, instrument de contrôle social, il met en ordre, ou feint de coder le corps et le désir. Aux antipodes du document, s’éloignant définitivement d’une photographie descriptive, l’œuvre de Charles Fréger s’avère la forme la plus aboutie de la schizophrénie du monde moderne, une tentative illusoire et obsessionnelle de se libérer des tensions pour mieux attraper les humeurs, les angoisses et les débordements.

François Cheval