Dans les dernières décennies du vingtième siècle, les photographes ont fait descendre le paysage du piédestal qu’il occupait grâce à la peinture. Désormais il n’est plus question de sublime, de romantisme et de beauté universelle, mais de territoires conquis, détruits, mondialisés. L’impact de l’humanité et de l’industrialisation ne peut plus être gommé.
Le musée Nicéphore Niépce propose à partir d’œuvres de Bertrand Meunier, Mario Giacomelli, Claire Chevrier, Lewis Baltz, conservées dans ses collections, une exposition-dossier sur le thème du paysage dans la photographie contemporaine.
Aussi loin que portent nos regards, les constructions progressent. L’habitat pavillonnaire est une cellule dévoreuse, un corps insatiable qui avale tout sur son chemin mais qu’on ne se méprenne pas, les pauvres à gauche, les riches à droite. Quant à elle, l’usine ne se résigne pas à rester confinée dans des zones spécifiques.
Il n’y a plus de campagne, il n’y a plus de "paysages". Le choix se restreint désormais à la mégapole ou à la grande ville. Le reste est concédé. Dans ce cadre la nature devient un parc d’attractions, un club de sports, une réserve touristique, un grand potager, un alibi.
Dès les années 70, des artistes américains tels que Lewis Baltz montrent des paysages ravagés par la civilisation, des lieux hybrides, sortes de no man’s lands aux marges des grandes cités. Le constat est froid, sans fioriture. Le paysage contemporain est une représentation objective de la réalité, d’une réalité de jour en jour plus uniformisée quelque soit l’endroit où l’on se trouve dans le monde. Une réalité où la seule beauté peut venir d’une forme ou d’une couleur, et non plus du sujet lui-même.
"Comme Joubert, le photographe aimerait voir en beau. "Qui ne voit pas en beau est mauvais peintre, mauvais ami, mauvais amant. Qui ne voit pas en beau n’a pas pu élever son esprit, jusqu’aux natures, ou son cœur jusqu’à la bonté" [Joubert. Pensées. Choix et introduction par Georges Poulet. Bibliothèque 10-18. UGE. 1807. P. 220]. L’heure a tourné, la chimie, qui a inventé le photographe, a semé la dévastation. La curiosité, qui a justifié ses excursions et ses expéditions, a avili, pire banalisé les sites. Les villes et leur architecture, qui s’accordaient si bien à ses optiques assurées, en se métamorphosant en mégapoles, - ces excroissances inquiétantes-, se dérobent à la prise de vue. Et les photographes qui ont soutenu la conversion de la nature en cadastre se résignent, sans alternative aucune, à enregistrer et moraliser.
Le photographe s’approche méfiant et circonspect face à la modernité. Il ne s’avance plus dans le paysage comme l’on fait avant lui les pionniers, en peintres, en dessinateurs, en observateurs chargés d’encadrer des fragments. A Yosemite Valley, le photographe américain accompagnait fidèle le géomètre au service des compagnies de chemins de fer. L’appareil sur le dos, il mettait en scène le dépeçage des derniers restes d’un monde virginal. Il feignait l’innocence et la droiture alors qu’il participait à l’inventaire préalable au grand partage.
Plus tard, John Ford et Ansel Adams, tous deux la queue entre les jambes, entreprirent, avec des panoramiques grandioses ou d’étonnants tirages, de suspendre ce moment où la sensation de l’immensité de l’espace rentre en harmonie avec l’élévation de l’âme. Mais rien n’y fera.Le sublime avait sombré et dans ces déserts où s’était joué le sort du paysage, en Arizona, au Sahara, dans les steppes asiatiques, dans ces territoires enfin vidés de leurs natifs, un nouvel épisode de la lutte pour la domination de l’espace-monde débutait ; la course à la maîtrise de l’atome, début et fin du paysage."
François Cheval